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Formes vivantes

Alive forms

Musée Nationale Adrien Dubouché, Limoges, 2020.

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Du 9 octobre 2019 au 10 février 2020, le Musée national Adrien Dubouché présente l’exposition temporaire Formes vivantes. Au sein d'un parcours rythmé par un dialogue entre arts et sciences, cette exposition met en lumière la représentation du vivant dans l'art de la céramique de la Renaissance à nos jours en montrant les liens qui unissent une inspiration organique et une matière minérale. Des décors naturalistes de Bernard Palissy aux céramiques biomédicales imprimées en 3D, en passant par les formes végétales de l'Art nouveau, l’existence d'un lien spécifique entre la céramique – en tant que matière et technique – et le monde du vivant sera mise en exergue par des oeuvres issues de collections patrimoniales, des créations contemporaines et des objets scientifiques.

Répartie sur les trois salles d'exposition temporaire du musée, l'exposition Formes vivantes bénéficie de nombreux prêts d'institutions prestigieuses et d'artistes contemporains. Elle présente les créations en céramique en regard d’oeuvres d'art graphique, de pièces d'orfèvrerie ou d’objets scientifiques qui ont pu les inspirer ou avec lesquelles elles peuvent dialoguer.

Exposées dans une scénographie épurée ponctuée de dispositifs multimédias, les oeuvres présentées dans l'exposition stimulent la curiosité ou provoquent la surprise. Depuis sa rénovation en 2012, le Musée national Adrien Dubouché s'attache à mettre en avant la création contemporaine.

Chacune des thématiques de l'exposition – Naturalisme, Imaginaires organiques, et À l’intérieur du vivant – suscite un dialogue entre oeuvres patrimoniales et propositions artistiques contemporaines.

Les oeuvres réunies invitent à s'interroger sur la définition même du vivant, et sur la perception qu’ont pu en avoir au cours du temps les hommes, les scientifiques ou les artistes.

Formes vivantes est une exposition à découvrir en famille. Grâce au soutien de Récréasciences et de la Région Nouvelle-Aquitaine, la programmation culturelle de l’exposition, riche et variée, est adaptée à tous les publics.

Extraits du Catalogue de l'exposition.

Jean Girel

Mon « bestiaire »

 

Cette aventure a commencé à l’âge de dix ans, alors que j’entrai pour la première fois dans l’atelier de céramique du lycée de Chambéry. Fasciné d’emblée par le travail sur le tour, j’étais en même temps entraîné par l’air du temps à ajouter des décors, des accessoires anthropomorphes ou zoomorphes aux formes maladroites.

La céramique de Picasso était le modèle obligé, et elle nous ouvrait les yeux sur les formes de céramiques anciennes (chypriotes ou iapyges, précolombiennes, africaines…) que l’ogre de Vallauris avait avalées et digérées dans sa création personnelle.

Mais très vite, je me consacrais exclusivement au tournage et aux recherches d’émaux, laissant à mon frère Alain et son esprit déjà baroque les joies du modelage et de la figuration.

C’est en 1991 que je renouais avec l’idée d’un bestiaire, à l’occasion d’un concours « Hommage à Bernard Palissy » au musée des Arts décoratifs de Paris, doté d’un prix prestigieux, le « Grand Prix Imetal Terre et Création ».

J’avais exposé là un groupe de quatre pièces sur socle, intitulé « Tétralogie de la nature émailleuse », titre clin d’œil à Palissy, un ensemble comportant une coupe coquillage sur socle coquille Saint–Jacques, une coupe serpent sur socle lézards, une coupe langouste sur socle homards et une coupe tortue portée par son socle :

une tortue sur le dos.

Ce travail avait nécessité des mois de recherche, à une période où ma pratique des émaux commençait à m’autoriser ce genre de défi. Il ne s’agissait pas pour moi de représenter des bestioles par le biais du modelage et de la peinture, mais d’inventer des matières susceptibles de créer une équivalence plastique et picturale aux épidermes de ces créatures, sur des formes tournées comportant simplement quelques allusions formelles au thème choisi.

Palissy traitait le reptile par le biais du moulage, de la gravure puis de la peinture, en reproduisant son modèle fidèlement, écaille après écaille. Personnellement, en m’interdisant le pinceau et l’ébauchoir, je demandais aux seuls phénomènes céramiques et au four de se charger de l’ensemble de la tâche, mon rôle consistant à rechercher les matières premières, les bons mélanges et les protocoles de cuisson aptes à créer des plissements, des rides, des retirements, des pustules, des picots ou des aplats pouvant évoquer telle ou telle particularité épidermique de la créature en question.

Ce fut le début d’une longue aventure où l’étude de formes naturelles et de leur surface a donné lieu à la création simultanée de volumes évocateurs  et de recettes pour leur couverte.

Lorsqu’en 1975, je quittai la peinture pour me consacrer exclusivement à la céramique, qui me parut alors l’art majeur pour le siècle à venir, j’avais écrit : « Ce que je mettais dans ma peinture, je veux à présent pouvoir le concentrer dans un bol. » La peinture me paraissait trop « cosa mentale », j’avais plutôt besoin d’ « élémental ».

Le bol répondait donc parfaitement à cette fin. Il matérialise les mains jointes. Il est fait pour recueillir et pour donner. C’est une forme naturelle, fonctionnelle, symbolique. Il est lié au tour, à la boule de terre, au travail de la main autour et dedans. Se refermant en boule ou s’ouvrant en coupelle, il est le reflet des formes de la nature, comme l’œuf, la graine, la coquille, dont le but est d’accueillir, de protéger, ou de donner la vie. Ma céramique s’est construite depuis cinquante ans dans ce rapport à la nature.

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L’œuf de merle

 

La découverte en 2005 d’un nid de merle dans le jardin, avec ses œufs d’un bleu turquoise moucheté de brun-rougeâtre, a été le déclic d’une longue recherche de textures : je voulais qu’un miracle fasse naître d’une même fusion la couleur de l’œuf et sa pigmentation complémentaire. J’ai d’abord accumulé les ratés en tentant de m’approcher par des superpositions de ces matières bigarrées, une fausse piste choisie par facilité, jusqu’au jour où j’ai décidé que la couverte elle-même, sans artifice, devait secréter en elle seule la couleur du fond et des motifs ; j’ai eu alors l’idée d’utiliser le phosphore, ce minéral du vivant, dans des proportions incongrues : une démixtion est apparue, imitant parfaitement la matière et les motifs de la coquille, le fer contenu dans la couverte, « digéré » par le phosphore étant capable à la fois de fournir le bleu du fond et le semis de motifs bruns ou roux par-dessus. Des œufs de merle, je suis passé aux œufs de caille, puis à tout un tas de variations que le comportement du phosphore me dictait, la couverte à haute température créant des séparations de phases entre phosphates et silicates, tout comme le vivant est capable de le faire à température ambiante avec les phosphates et les carbonates. Cette expérience me montrait une fois de plus qu’entre les températures du vivant, c’est-à-dire à l’échelle de l’eau entre gel et ébullition, et les températures de la céramique, celles des silicates entrant en fusion à 1300°, il y a une différence d’échelle, mais pas de nature !

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Coquilles, cônes et « porcelaines »

 

Lorsque Marco Polo découvre au XIIIe siècle les céramiques chinoises blanches et translucides, il va les baptiser « porcelino », c’est-à-dire coquillage, vocable seul capable de rendre compte de la blancheur nacrée et de la transparence de ces coupes qu’il rapporte à Venise. Pour le céramiste, la puissance onirique des coquilles réside déjà dans leur forme, dictée par la croissance de la spirale, tout comme le vase prenant forme sur le tour, mais aussi dans ce revêtement d’émail distillé par la créature même qui l’habite. Comment exprimer mieux que Gaston Bachelard le rapport que le céramiste entretient avec la coquille : « Il est des esprits pour lesquels certaines images gardent un privilège sans usure. Bernard Palissy est un tel esprit et les images de la coquille sont pour lui des images à long destin. Si l’on devait désigner Bernard Palissy par l’élément dominant de son imagination matérielle, on le classerait naturellement parmi les terrestres. Mais comme tout est nuance dans l’imagination matérielle, il faudrait préciser l’imagination de Palissy comme étant celle d’un terrestre en quête de la terre dure, de la terre qu’il faut durcir par le feu, mais qui aussi peut trouver un devenir de dureté naturelle par l’action d’un sel congélatif, d’un sel intime. Les coquilles manifestent ce devenir. L’être mou, gluant, baveux est, de cette manière, l’acteur de la consistance dure de sa coquille. Et le principe de solidification est si fort, la conquête de la dureté est poussée si loin que la coquille gagne sa beauté d’émail comme si elle avait reçu l’aide du feu. À la beauté des formes géométriques s’est jointe une beauté de substance. Pour un potier et pour un émailleur, quel grand objet de méditation que la coquille1 ! »

La fascination des enfants pour les coquillages est la même que celle des peuples qui ont collectionné les coquillages, et en ont souvent, avant l’or, fait leur monnaie, ce qui témoigne de la valeur symbolique qu’ils leur accordaient. J’ai longtemps eu au fond de mes poches un petit escargot, ou une moitié de praire trouvée sur la plage de Sète ; puis devenu céramiste, j’ai constitué une collection de cônes, de porcelaines, de nautiles que j’extrais parfois de leurs boîtes noires pour les poser sur ou à côté de pièces en cours, pour m’assurer de la justesse de la « luisance » de mes couvertes. La difficulté dans les pièces coquillages est de parvenir à des motifs, des textures, des reliefs ou des incrustations sans tomber dans la matité ou pire, le brillant. La matière de mes coquillages est le prolongement de la quête de la « luisance » que je poursuivais dans les céladons depuis 1975, puis dans les ivoire, les roses et les jaunes des années 1990, inspirés des pièces de Decœur (surnommé le Chinois en raison de sa fascination pour la matière des céramiques Song). Mais si les œufs et les coquilles, sont des formes naturelles de minéralisation, on ne peut pas les considérer comme éléments d’un bestiaire stricto sensu. Les reptiles, eux, font le lien entre les formes minérales et les animaux du bestiaire, réels ou imaginaires. 

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Les reptiles, entre l’organique et le minéral 

 

Les reptiles sont des animaux terrestres, mais aussi souterrains : ils appartiennent à la fois au soleil et à la pierre. De nombreuses cultures en ont fait des divinités, et inventé à partir d’eux des créatures hybrides, dragons, aspics et autres basilics tant ils mettent en œuvre l’imaginaire humain depuis les temps préhistoriques. Les tortues, des reptiles moins inquiétants que les sauriens, ont aussi une place importante dans les mythes, détentrices de la sagesse chez les Précolombiens, ou image de l’univers pour les Chinois : le dessous de leur carapace est un carré, symbole de la Terre, le dessus une sphère, symbole du Ciel. Par sa longévité, la tortue est aussi une image du temps lent.

Les reptiles m’ont inspiré la forme des coupes-serpents, où le serpent laisse apparaître sa tête à la lèvre de la coupe, comme si la pièce était montée au colombin (ce serpent de terre) qui devient reptile dans son tout dernier tour ; dans les boîtes lézards, c’est le souvenir des urnes funéraires Song entourées de dragons qui est à l’origine de la forme. Quant aux pièces tortues, c’est la forme de la carapace, mais inversée (donc concave), qui fournit à la couverte de très grandes surfaces de coupes presque plates. Ecailles et carapaces ont autorisé ici l’usage de multiples superpositions de couvertes à retirement, depuis la maille serrée du lézard jusqu’aux grandes plages hexagonales des carapaces de tortue. Les premiers exemplaires de 1991 ont été suivis de nombreuses variations, et ont fait l’objet d’une exposition en 2013 à la galerie Pierre-Marie Giraud à Bruxelles.

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Les amphibiens, au fil de l’eau

 

J’avais aussi présenté dans cette exposition de 2013 une série de boîtes salamandres et de tambours grenouilles. L’épiderme de la salamandre était évoqué par des giclures de couverte jaune sur un fond noir luisant, et j’avais inclus dans le jaune une pincée de soufre, qui, dégazant à haute température à la faveur d’une cuisson oxydante, créait de petits orifices en tout point semblables aux glandes à venin de cet amphibien (la vraisemblance d’un effet se cache souvent dans de petits détails). Pour les grenouilles, je m’étais inspiré de la forme des tambours de pluie en bronze d’Asie du sud-est, où une ronde de grenouilles sur le couvercle appelle la pluie lors des épisodes de sécheresse. En observant les grenouilles dans notre mare, je cherchais une méthode pour obtenir des ronds et des plages très dessinés sur un fond vert-jaune, et paradoxalement, ce furent les feuilles de lotus sur lesquelles elles se prélassaient au soleil qui me mirent sur la bonne piste : les gouttes d’eau dansaient comme des billes de mercure à la surface des feuilles. En composant une couverte de fond à caractère  hygrophobe comme la surface de la feuille, et en superposant des couvertes plus sombres à forte tension superficielle, des motifs aux contours parfaits s’organisaient sur un fond aucunement altéré par la superposition. 

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Les animaux de la jungle 

 

Quant à mon bestiaire au sens restreint du terme, il est né sans doute d’un désir de retour à l’innocence des images enfantines, celles trouvées chaque semaine dans la tablette de chocolat, qui, enfants, nous faisaient rêver devant les grands mammifères d’Afrique. Le problème posé est ici différent, car il ne s’agit plus de carapaces, d’écailles, ou de matières minéralisées comme dans les reptiles, les coquilles ou les crustacés, donc proches des matières de la céramique, mais d’épidermes nus ou couverts de pelage. Les éléphants et les hippopotames, dont le cuir est plus proche des carapaces que des fourrures, n’ont pas posé de problème nouveau. En revanche, pour imiter la robe de l’hermine ou celle du lièvre, j’ai eu recours à des couvertes fluides, capables dans leur coulée de créer des fils fins comme des poils à leur surface (les potiers Song ont baptisé leurs bols Jian « fourrures de lièvre » pour les mêmes raisons). Pour les boîtes « léopard », j’ai utilisé un stratagème à double effet : j’ai superposé une couverte jaune et fluide à un noir brun de type taches d’huile, qui a fourni les motifs ocellés, mais qui a aussi créé des lignes fines sur le jaune de surface.

Enfin pour la girafe, j’ai superposé une couverte brune à fort retirement sur un fond d’ocre jaune pour obtenir la structure réticulée de son pelage.

La séduction colorée des oiseaux

 

Dans la série des oiseaux, comme dans mon bestiaire en général, ce n’est pas tant leur côté décoratif ni plastique qui me motive, mais la couleur de leurs plumes. La richesse de leurs couleurs, de leurs irisations, de leurs ocelles, toute leur stratégie de séduction ou au contraire de dissimulation sont de forts thèmes d’inspiration, que les céramistes 1900 ont exploité, en particulier avec le paon, leur thème de prédilection. Personnellement, je cherche en les étudiant à mieux cerner les phénomènes d’interaction entre la lumière et les structures qu’elle rencontre, capables de la dissocier, de l’absorber, de sélectionner l’une ou l’autre couleur du spectre. Cette recherche est nourrie depuis quarante ans par les découvertes que petit à petit  j’ai glanées en cherchant à reproduire les irisations présentes sur quelques bols chinois de l’époque Song, les Jian  ou Yohen temmoku.

Mon exposition en 2000 au musée Faure, à Aix-les-Bains, résumait l’avancée de ces recherches : des motifs, des textures multicolores, parfois irisées, souvent métallescentes, parfois arc-en-ciel sur des boîtes aux paons ou aux vanneaux..

J’ai repris aujourd’hui ce travail sur l’irisation, bien aidé par tout ce que j’ai appris depuis dans la quête obsessionnelle du bol Yohen, non plus pour créer des effets de plumages, mais cette fois dans une série de boîtes et de vases « scarabées » pour le salon « Révélations » au Grand Palais en mai 2019, ayant enfin trouvé la matière qui me manquait : le vert cétoine. Ici aussi, il ne s’agit pas tant de reproduire des effets, que d’en découvrir leurs causes, pour ensuite pouvoir jouer avec.

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Une céramique des phénomènes

 

Au travers de toutes ces expériences, on voit bien que je suis loin d’une céramique animalière, et encore plus loin d’une céramique décorative à motifs animaliers. Il s’agit plutôt d’une céramique des phénomènes, où le sujet animalier est prétexte à la recherche d’équivalents plastiques de nature exclusivement céramique, le sujet étant clairement défini afin qu’il n’y ait pas d’équivoque sur la matière obtenue. Mon travail est donc le contraire d’une céramique du hasard, où, cependant, quelques petites surprises inattendues mais espérées peuvent parfois s’infiltrer dans un ensemble qui respecte le problème posé. Pour approcher au plus près du but, je ne fais pas pour autant un travail systématique de diagrammes et d’éprouvettes, qui me guérirait vite du démon céramique. Je cherche plutôt à m’engager dans des chemins inexplorés, en attendant que la masse d’observations du réel et l’état de rêverie ne viennent mettre en route l’intuition ; quand le pari est gagné, on peut dire qu’il s’agit d’un miracle longuement prémédité. 

Le caractère usuel de ces pièces (boîtes, coupes, vases…) est toujours présent, au moins dans le souvenir d’une fonction : préserver, contenir, verser. Ce lien avec un usage éventuel est pour moi presque un problème d’éthique : l’autre fonction que j’en attends est de réveiller la mémoire d’une céramique rituelle, dont le sens s’est perdu avec l’abandon des rites et des mythes, mais dont on peut percevoir parfois un lointain écho. L’art céramique, dont les outils sont les éléments, la terre, l’eau, le feu et l’air, et sa matière celle même de l’univers est peut-être seul capable de relever ce défi.

 

1 Gaston Bachelard, la Poétique de l’espace, PUF 1957, p. 122, 123

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